L"océan, loin d’être le « monde du silence » que décrivait le commandant Cousteau, regorge de sons aux origines diverses. Secousses des vagues, clapotis de la pluie sur la surface de l’eau, courants marins, et même volcans aquatiques ou tremblements de terre viennent perturber la quiétude de la mer. Les espèces animales marines, quant à elles, ont recours en permanence aux ondes sonores pour détecter une proie ou un prédateur, se repérer dans l’espace ou communiquer avec leurs congénères.
« Le son dans la mer est un synonyme de vie, c’est le seul support de communication disponible pour les habitants de la mer, explique Michel André, bioacousticien à l’Université Polytechnique de Catalogne. Dès qu’on s’éloigne de la surface, il n’y a plus de lumière donc il n’y a pas d’autres possibilités d’échanger des informations en dehors du son. » Or, depuis plusieurs décennies, le bruit des moteurs a commencé à couvrir le chant des baleines. Le raffut produit par les activités humaines vient altérer la bande-son des fonds marins en masquant les signaux sonores produits par ces animaux. Dans ce brouhaha, baleines, dauphins et cachalots peinent à communiquer avec leurs congénères et se repérer entre eux. Loin d’être passifs, ces animaux se sont adaptés en recourant à des stratégies diverses, se rapprochant de leurs congénères ou modulant l’intensité et la fréquence de leurs chants.
Hécatombes silencieuses
Mais cette stratégie a un coût. « Le bruit humain génère beaucoup de stress chez ces animaux », assure Olivier Adam, bioacousticien spécialiste des cétacés à la Sorbonne. Le 5 février 2021, une étude parue dans la revue Sciencefaisait le bilan de quarante ans de recherche sur le sujet. Alors que la pollution sonore a longtemps été méconnue du grand public et des responsables politiques, les preuves de son impact négatif sur les animaux marins sont maintenant nombreuses. En diminuant les réactions des proies à l’approche de leurs prédateurs, ou en faisant au contraire fuir certaines espèces de leurs habitats, désormais trop bruyants pour y vivre, la pollution sonore entraîne des changements comportementaux affectant l’équilibre écologique des écosystèmes. Ce vacarme marin peut également entraîner une perte d’audition chez ces animaux, voire leur mort. Entre 1960 et 2004, les sonars utilisés lors des campagnes militaires de l’Otan ont ainsi été responsables d'une hécatombe de 121 cétacés qui, tentant de fuir ces bruits stridents, venaient s’échouer sur les plages. Face à ce scandale dénoncé à l’époque par nombre de scientifiques et d’organisations de protection des animaux, ces essais sont désormais davantage réglementés, et des vérifications sont effectuées en amont des essais militaires pour vérifier qu’aucun cétacé ne se trouve dans la zone concernée. Mais la pollution sonore ne se limite pas à ce genre de pratiques qui, si elles ont un réel impact sur la biodiversité marine, restent localisées dans le temps et l’espace. Le drame est ailleurs : chaque année, ce sont plus de 50 000 navires marchands qui sillonnent les océans. Le niveau sonore sur ces itinéraires marins a été multiplié par 32 en cinquante ans. Le son se propageant plus vite et plus loin dans l’eau que dans l’air, le bruit de ces navires s’étend même à des zones où la circulation maritime est moins importante.
De bruyantes annonces avec peu d’écho
Les législateurs ne sont pas restés totalement sourds aux alertes des écologues. Au niveau européen, la Directive-cadre stratégie pour le milieu marin de 2008 reconnaît le bruit marin comme une forme de pollution. Mais sur le terrain, les résultats se font attendre. En 2019, un rapport de plusieurs ONG estimait que les objectifs de réduction du bruit marin « n’allaient pas être atteints par la majorité, voire l’ensemble des États-membres ». Depuis 2010 et la loi Grenelle II, la France reconnaît également l’existence de la pollution sonore dans le code de l’environnement. Mais là encore, aucune réglementation contraignante n’existe à ce jour pour en limiter l’ampleur. En 2020, le ministère de la Mer a proposé aux compagnies maritimes de signer la charte Sails (Sustainable Action for Innovative and Low-Impact Shipping).
Cette charte vise à inciter les compagnies maritimes signataires à « contribuer à la protection et à la mise en valeur du milieu marin, dans une perspective de développement durable », par la mise place d’actions en faveur des écosystèmes marins, dont la lutte contre la pollution sonore aquatique. Il est pourtant peu probable qu’une telle charte de bonne conduite entraîne un réel changement des pratiques du secteur maritime. Parmi les dix plus grandes compagnies maritimes françaises, quatre ne sont pas signataires de cette charte. Marfret, deuxième plus grande entreprise française de transport de marchandises, n’a pas souhaité signer ce texte et n’a annoncé aucune action pour lutter contre le bruit marin. Contactée à ce sujet, l’entreprise n’a pas souhaité répondre à nos questions, nous indiquant seulement que « pour l’instant, 96 % des échanges mondiaux se font par la mer », un chiffre qui « n’est pas prêt de diminuer ».
Quant aux entreprises ayant adhéré à la charte, elles ne prennent pas de risques importants : elles s’engagent simplement à proposer des pistes d’amélioration, sans objectif chiffré, ni procédure de contrôle du respect de leurs engagements. Le groupe CMA CGM, première compagnie maritime française et quatrième au niveau mondial, s’est ainsi déclarée prête à « mener des études pour optimiser la conception des hélices de navire, en prenant en compte la réduction du bruit sous-marin », une démarche qui même si elle voyait effectivement le jour, pourrait ne pas être suffisante. Ces améliorations technologiques sont particulièrement longues et coûteuses à mettre en place, et ne concernent la plupart du temps que les navires nouvellement construits. Or, selon la Conférence des Nations unies sur le Commerce et le Développement, les navires qui composent la flotte mondiale étaient, en 2020, en moyenne âgés de 21 ans. Plus de 40 % des navires ont été construits il y a plus de vingt ans, à une époque où la réduction du bruit marin ne figurait absolument pas dans les priorités des constructeurs navals.
Ralentir pour préserver la biodiversité marine
Plutôt que d’attendre d’hypothétiques améliorations technologiques dont s’équiperaient les vaisseaux dans plusieurs décennies, l’IFAW prône une autre approche : la réduction de la vitesse. « Pour la grande majorité des navires, une vitesse moins élevée contribue à rendre le navire plus silencieux », explique Aurore Morin, chargée de campagne dans l’ONG. Selon le mathématicien Russell Leaper, une réduction de la vitesse des navires de 10 % pourrait diminuer de 40 % le bruit sous-marin. Cette mesure permettrait également de réduire les émissions de dioxyde de carbone du secteur maritime de 13 % et de diminuer le risque de collision avec des baleines. Mais, à nouveau, en l’absence de réglementations contraignantes, cette diminution de la vitesse des navires est aujourd’hui laissée au bon-vouloir des compagnies maritimes. Armateurs de France, qui représente les entreprises du secteur, s’est prononcée en faveur d’une réglementation sur le sujet, mais à une condition : qu’elle concerne tous les transporteurs au niveau mondial, et non pas seulement français ou même européens. « Si on applique une réglementation à un pays et pas à d’autre, il y aura distorsion de concurrence », défend Agnès Rincé, responsable de la communication chez Armateurs de France.
Un tel accord international n’est pourtant pas près de voir le jour. En mai 2019, la France a déposé un projet de réglementation auprès de l’Organisation maritime internationale (OMI), pour que la vitesse des navires soit réglementée. Mais cette proposition s’est heurtée au refus de plusieurs pays, dont la Norvège et le Japon, qui ont préféré promouvoir la piste des solutions technologiques. Ces deux pays fortement dépendants du transport maritime font partie des plus gros contributeurs au budget de l’OMI. Ces importantes contributions financières risquent-elles influencer les prises de décisions ? En 2018, un rapport de Transparency International se montrait critique à l’égard du fonctionnement de cette organisation, en affirmant que les États contribuant le plus au budget de l’OMI disposaient effectivement d’un poids plus important dans la prise de décisions. Or, ce sont ces mêmes États qui ont peu d’intérêt à ce que des mesures contraignantes soient adoptées. L’ONG regrettait « l’absence d’un mécanisme permettant de s’assurer que les États finançant l’OMI ne sont pas simplement en train d’acheter de l’influence ».
Une cacophonie qui va crescendo
Même si les navires devenaient plus silencieux, l’augmentation de leur nombre pourrait limiter la portée réelle des mesures mises en œuvre. Depuis cinquante ans, le nombre de marchandises transportées par voie maritime a été multiplié par quatre. Selon la Conférence des Nations unies sur le Commerce et le Développement, le trafic maritime pourrait continuer à croître dans les prochaines années. Après avoir exceptionnellement diminué de 4,1 % en 2020 à cause de la pandémie de Covid-19, il devrait augmenter de nouveau de 4,8 % en 2021.
La pollution sonore pourrait même toucher des zones qui en étaient jusqu’à maintenant relativement préservées. Le changement climatique a d’ores et déjà entraîné la fonte de 2,5 millions de kilomètres carrés de banquise, ouvrant de nouvelles voies maritimes entre les continents et la perspective d’exploitation d’hydrocarbures au pôle Nord. Une aubaine pour les transporteurs maritimes, qui regardent avec intérêt ce nouveau chemin pouvant réduire la distance de leurs trajets par des voies jusque-là vierges de toute pollution sonore. L’océan Arctique pourrait bientôt à son tour devenir la scène d’un triste concert humain.
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